La question peut paraître saugrenue pour des teilhardiens. Mais en interrogeant un large public, on constate que la réponse n’est pas évidente. Les personnes les plus cultivées répondent, en général, que Teilhard a marqué son époque, un has been, comme disent les Anglais. Les plus jeunes ignorent totalement son nom qui ne figure dans aucun manuel scolaire, qu’il soit laïque ou religieux. Quel est le déclic qui permet aujourd’hui de découvrir en Teilhard un « passeur de sens », au-delà de tout clivage idéologique ?
Il est banal de constater la disparition des repères dans notre
société, due à l’effondrement des idéologies du XXe siècle et à
l’essoufflement des grandes religions historiques au profit des
innombrables sectes d’une part et d’un retour aux fondamentalismes
d’autre part. Les églises se vident et les chapelles se remplissent. De
plus en plus de personnes sont désemparées. Ce désarroi est surtout
perceptible dans la jeunesse qui se réfugie dans le vécu immédiat,
attirée par une nouvelle idéologie en plein essor qui n’est autre que «
l’immédiatisme », néologisme qui privilégie l’instant, ignore le passé
et a peur de l’avenir.
Notre réflexion est trop souvent morcelée, compartimentée, liée à une
influence exclusive qui nous empêche d’avoir une vision globale de la
réalité. Réfléchir à notre destin sans tenir compte de l’immense
complexité de la nature humaine et de son environnement, rend à la fois
aveugle et irresponsable. Ne sommes-nous pas des êtres issus du cosmos,
à la fois physiques et biologiques, spirituels et culturels, des êtres
d’un corps social ?
Si nous restons isolés, cette complexité n’a aucun sens. Elle ne permet pas de percevoir les dimensions humaines qui ne cessent de croître, tout en s’interpénétrant. Celui qui reste enfermé dans un domaine spécifique, non seulement ne maîtrise pas le cadre dans lequel il évolue, mais sa réflexion le conduit dans une impasse. Il est incapable d’intégrer la connaissance dans un système global qui lui donne sens, il reste soumis aux seules croyances.
La science dévoile comment nous sommes devenus ce que nous sommes. La Bible, le livre du commencement, puis le christianisme, qui en est issu, ont besoin d’une articulation pour s’implanter dans la trajectoire de l’évolution. Conscient de cette nécessité, Teilhard propose de découvrir le devenir possible de l’Homme en fonction de la genèse de l’humanité, dans une vision globale, afin de réconcilier science et foi dans une même recherche, mais en refusant tout concordisme, c’est-à-dire, toute interférence d’un domaine sur l’autre.
On comprendra tout de suite que ceux qu’irrite le plus Teilhard, sont les gens délibérément optimistes, qui affirment que tout finira par s’arranger, et désespérément pessimistes, qui répète « à quoi bon ». Renvoyant dos à dos ceux qui refusent ou ont peur de se poser des questions, il interpelle constamment et ne laisse jamais en repos, car il n’est ni uniquement scientifique, théologien et philosophe. Il est davantage, ce que, ni tous les scientifiques, ni tous les philosophes, ni tous les théologiens n’admettent, car nombre d’entre eux ne peuvent penser et agir sans classement et sans répertoire.
A travers Teilhard qui contourne toutes les impasses, le quelque chose d’initiale devient quelque chose de fondamental. L’avenir du monde ne déshumanise pas, mais surhumanise.
L’antique dualité terre-ciel disparaît, l’immanence et la transcendance deviennent une réalité indissociable, en ce sens que l’immanence se transcende : « Au ciel par l’achèvement de la terre », souligne-t-il. La marche en avant du monde devient irréversible par l’attraction d’Oméga, ce point de rencontre du créé et de l’incréé, de sorte que la vision cosmique teilhardienne reflète ce que l’intuition, non contredite par la raison, désire le plus.
Nul ne peut contester que notre destinée soit repensée d’une façon profondément différente à chaque génération. Un sens profond apparaît au fur et à mesure que l’humanité progresse et se découvre. Les textes sacrés ne sont compréhensibles que si leur interprétation est remise à jour constamment. Galilée autrefois et Teilhard aujourd’hui, sur des plans différents, nous le rappellent.
En quelques décennies, nous venons de vivre une extraordinaire transformation de la condition humaine, sans qu’apparaissent des réponses aux interrogations inquiètes de ceux qui cherchent et ne trouvent pas.
Teilhard répond à ce trouble de l’esprit, en nous donnant les clés qui permettent d’assumer le présent et d’affronter l’avenir. Ces clés nous permettent d’accéder à l’histoire de l’évolution qui nous révèle une cohérence, à travers le temps, entre l’attraction initiale des particules élémentaires et l’attirance des personnes qui culminera dans le désir, cette étincelle qui s’enflammera dans l’amour.
La question initiale « Pourquoi Teilhard » rejoint celle à laquelle il a répondu tout au long de son œuvre : « Malgré l’angoisse, pourquoi l’espérance ? Malgré le temps, pourquoi l’éternité ? »
B. Pierrat
Le texte intégral de cette chronique à été publié dans la revue « Teilhard Aujourd’hui » N° 25
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